Des visages, des figures

 

Le cinéma de Jean-Gabriel Périot propose une infinité de rencontres. Avec des visages qui apparaissent et marquent profondément t'image. Avec des figures venues du passé et qui se mêlent à celles du présent, dans un perpétuel jeu de miroir entre les époques. Ainsi, de jeunes lycéens d'aujourd'hui rejouent des scènes datant d'une période qui leur parait bien lointaine, celle de mai 68, dans Nos défaites, comme expression de la tentative de saisir ce qui meut les hommes et les femmes à travers l'Histoire. La compréhension, et le trouble qui lui est inhérent, parcourent toute la réflexion du cinéaste, à l'image des personnages de Regarder les morts, confrontés aux portraits des membres de la Fraction Armée Rouge, qui véhiculent les nombreuses questions que s'est posé Jean-Gabriel Périot en abordant ce groupe terroriste allemand d'extrême-gauche pour Une jeunesse allemande. Tout le travail du réalisateur porte un cheminement. autant sensible qu'intellectuel, d'interrogations sur le monde contemporain par le prisme d'un passé récent. Les fantômes des victimes de la guerre, telles les femmes tondues d'Eût-elle été criminelle... ou les victimes de la bombe atomique larguée sur Hiroshima dans 200 000 fantômes et Lumières d’été sont alors convoqués pour éclairer notre présent.

À la fois intime et politique, le travail de Jean-Gabriel Périot est parcouru d'un geste qui part de soi pour aller vers l'autre, celui que l'on ne connait pas, en le documentant et en donnant la parole à chacun pour libérer l'expression  : des prisonniers du Jour a vaincu la nuit aux participants d'une chorale avec De la joie dans ce combat en passant par les lycéens de Nos défaites. Variant les formes. parfois même hybrides entre fiction, documentaire, ciné-tract et approche expérimentale, le cinéaste a fait du montage son écriture, où les images racontent des histoires. Qu'elles entrent en collision, se superposent, se juxtaposent ou se brouillent, les images sont l'outil premier d'une construction mais aussi d'une déconstruction, d'une représentation de la société. À partir de cette œuvre dense et diverse mais tout à fait cohérente, débutée il y a vingt ans et dont la sortie de Nos défaites synthétise le travail du réalisateur en même temps qu'il interroge avec pertinence notre rapport contemporain au politique et au cinéma, il nous paraissait évident de nous entretenir avec son auteur.

 

Qu’est-ce qui vous a donné envie de faire du cinéma ?

Lorsque j’étais enfant, ma mère habitait en face d’un cinéma où je pouvais aller seul. J’ai pris l’habitude de le fréquenter très souvent et ensuite, adolescent, j’ai continué à voir beaucoup de films en salle. J’étais cinéphage et j’aimais tellement voir des films au cinéma qu’à un moment je me suis dit qu’en réaliser pourrait être un beau métier car il me permettrait de transmettre aux autres le plaisir que j’éprouvais en tant que spectateur.

J’ai fait des études de communication, parce qu’on y pratiquait un peu de vidéo et de montage. J’ai ensuite appris sur le tas, en faisant des stages et en travaillant. J’ai été longtemps monteur, même si j’ai toujours gardé l’envie de passer à la réalisation. Je devais toutefois, et avant tout, gagner ma vie, et de toute façon, je n’étais pas pressé. Il me fallait encore apprendre des choses et surtout savoir quels films je voulais faire. En arrivant à Paris quand j’étais étudiant, j’ai eu accès à des pans entiers du cinéma que je ne connaissais pas, car seuls les films les plus commerciaux arrivaient dans ma province lointaine. J’ai donc enfin pu découvrir le cinéma documentaire, expérimental, voire simplement d’art et essai, mais aussi un cinéma plus engagé et concret, ce qui a changé forcément changé ma vision de spectateur mais aussi ce que j’estimais être un réalisateur. 

 

Comment êtes-vous justement passé à la réalisation ?

À cette époque dont je parle, je découvrais beaucoup de films de l’histoire du cinéma que je trouvais magnifiques, particulièrement le cinéma politique des avant-gardes russes ou celui des années 1960-70, notamment français, mais je n’arrivais pas à trouver, ou rarement, d’équivalent contemporain de ces films politiquement très engagés tout autant que formellement novateurs. Les quelques rares films politiques qui se faisaient dans les années 1990 étaient souvent mal filmés, presque amateurs, seul le sujet primait. Un jour, je m’étais dit qu’au lieu de râler continuellement, je n’avais qu’à m’y mettre... Ce que voulais dire faire un film restait néanmoins encore flou pour moi. Je n’avais jamais eu de caméra, je n’avais jamais filmé ou réalisé quoique ce soit. J’ai donc commencé à faire des essais avec une petite caméra, avec des résultats souvent assez médiocre. Par hasard, dans le cadre de mon travail de monteur, j’ai eu à travailler avec des images d’archive. J’ai trouvé là une matière et un outil idéal. L’archive m’a permis de fabriquer des films en me confronter au réel tout en travaillant des formes singulières. Elle m’a aussi accordé la possibilité de trouver une manière de travailler très indépendante. Je pouvais ainsi fabriquer des films seul et sans aucun moyen financier.

 

On sent, particulièrement dans vos premiers courts métrages, une expression très personnelle.

La difficulté que j’avais à mes débuts était de savoir ce que je voulais faire. Même encore aujourd’hui, lorsque je me lance dans un projet, j’ai un début d’idée mais je ne sais jamais où elle va me mener. Il est compliqué d’impliquer une équipe, un producteur et de l’argent dans un projet que l’on n’est même pas certain de finir… En travaillant seul, je pouvais essayer des choses qui peut-être aboutiraient à un film. Personne ne m’attendait et je n’avais besoin de personne. Le processus de production en tant que tel n’arrivait concrètement qu’au moment de la post-production. À cette période, il fallait absolument passer les films en 35mm car très peu de salles étaient équipées en vidéo. Mes films ne coûtaient rien à fabriquer mais il fallait trouver l’argent permettant de les terminer techniquement.

 

À quelles envies répondaient vos premiers courts intimes comme Gay ? Ou Avant j’étais triste ?

Je me cherchais encore et partir de soi est un moyen de se comprendre un peu mieux. L’autofiction était par ailleurs très présente à l’époque et forcément, ça me posait pas mal de questions. Dès que j’ai commencé à faire mes films, j’ai pris l’habitude de mener plusieurs projets en parallèle. Quand je finissais un film plutôt sérieux qui m’avait demandé plusieurs mois de travail, j’avais besoin d’une respiration. Faire des très courts films sur deux-trois jours, c’était comme une récréation. Ça me permettait aussi d’aborder d’autres sujets et d’essayer d’autres manières de raconter, notamment en utilisant l’humour.

 

Quel rapport entretenez-vous justement avec l’humour ?

J’aime beaucoup l’humour! Notamment quand il est de mauvais goût. L’humour, quand il n’est pas uniquement utilisé pour divertir, est un outil intéressant à travailler. Si je n’ai pas fait plus de films drôles, c’est simplement que je n’en ai jamais pris le temps. Au vu de l’énergie que demande la réalisation d’un film, j’ai toujours préféré la consacrer à des films dont le sujet est pour moi primordial. Même si j’aime beaucoup ça, faire des films blagues me paraît être une perte de temps. Malheureusement celui-ci n’est pas extensible.

 

Vos premiers films peuvent annoncer d’une certaine manière les vidéos YouTube, tout comme votre travail de montage résonne avec la prolifération des images sur Internet. Quel est votre rapport à ce média ?

Je suis un très mauvais spectateur d’Internet. J’ai même du mal à voir des films en ligne. C’est probablement une question d’habitude. Mais j’ai été fasciné il y a des années quand les images sont apparues sur Internet, plus précisément quand Google Images est arrivé. Avant, il y avait quelques images en ligne mais on tombait dessus par hasard. Avec Google Image, à partir d’un simple mot-clef, on accédait à de milliers d’images du monde entier. Ça a très important pour quelqu’un comme moi et ça a influencé mon travail. Mais aujourd’hui, je suis perdu tellement il y a d’images sur Internet. Je crois que j’ai été habitué à accéder aux œuvres grâce à des relais, des copains qui parlent de ce qu’ils ont vu, des vendeurs de DVD, des disquaires, des libraires, des critiques de cinéma, etc.  Je me sens aujourd’hui un peu perdu face à l’offre pléthorique.

 

Le travail de montage répondait-il alors à cette présence de l’image sur Internet ?

Je me suis avant tout servi d’Internet comme d’un outil et des images que j’y trouvais comme une matière. Pour quelqu’un qui travaillait avec des archives, il a été fascinant de se retrouver face à une telle banque de données. C’était aussi très pratique d’un point de vue technique. Pour 21.04.02, j’avais dû scanner les douze-milles images qui composent le film, ce qui m’avait pris plus de six mois. Avec Internet, il s’agissait de taper un mot-clef et de télécharger les images que je trouvais. Vu le nombre d’images dont j’avais besoin ça prenait du temps, mais moins que si j’avais dû aller chercher ces images une par une hors Internet et les scanner.

Je ne me suis jamais intéressé dans mes films à des images particulières comme celles qui auraient été produites par des artistes ou des journalistes. Ce qui me questionne c’est comment tel ou tel événement ou sujet est socialement représenté et j’utilise donc principalement des images « pauvres », sans auteur. Avec Internet, à partir de n’importe quel moteur de recherche, on voit spontanément comment tel ou tel sujet est mondialement représenté.

 

Dans 21.04.02, le spectateur est propulsé dans un flux ininterrompu et très rapide d’images, finissant, comme son titre l’indique, par une référence politique. Que vouliez-vous faire avec ce court métrage ?

C’est un film vraiment très personnel. Comme j’étais le seul à avoir encore une télévision à l’époque, tous mes amis sont venus chez moi pour regarder la soirée du premier tour de l’élection présidentielle de 2002. Dès que les résultats sont tombés et que l’on a su que Jean-Marie Le Pen accédait au deuxième tour, on a décidé d’aller manifester. Mais mon anniversaire était deux jours après et mes amis m’avaient préparé une surprise. On a donc bu du champagne et mangé du gâteau avant d’aller manifester, ce qui était assez étrange. Il y a eu comme un court-circuit et je me suis senti personnellement responsable du résultat de l’élection. 21.04.02 n’est rien d’autre qu’un journal intime en images. Le film mélange des images personnelles, comme des photos de famille, à des images plus générales comme des peintures ou des photogrammes de films importants pour moi et il se finit par des images de la campagne présidentielle et celles des manifestations de l’entre-deux-tours. Je voulais essayer de comprendre les liens entre ma vie personnelle, ce que j’avais fait ou pas jusque-là et un événement politique majeur dont je me sentais responsable. Je pensais en le faisant que ce film serait très intime, mais j’ai découvert en le montrant que les images constitutives de ma vie personnelle étaient en fait partagées par les spectateurs. Finalement, ma vie est très peu différente de celles et ceux qui peuvent regarder mes films. Ça m’a permis de comprendre que même en réalisant des films personnels que je fabrique avant tout pour moi, je pouvais toucher et questionner les spectateurs.

 

Comment articulez-vous justement le lien entre l’intime et le politique au cœur de vos films ?

Je fais uniquement des films sur des sujets que je ne comprends pas. Faire des films est avant tout pour moi un moyen pour essayer d’y voir plus clair. C’est un moyen d’aller au-delà de l’incompréhension, ça impose de travailler, de réfléchir, d’aller chercher dans les ombres de l’Histoire. Par exemple, à l’origine de 200 000 fantômes, il y a un livre de témoignage d’un survivant de la bombe atomique larguée sur Hiroshima. Quand je l’ai lu, j’ai simplement eu honte, honte de ne pas savoir ce qui c’était réellement passé là-bas. Même si j’aurais pu blâmer l’école ou la société en général de ne me l’avoir pas appris, j’ai eu honte de ne pas avoir moi-même cherché à en savoir plus. Chacun de mes films provient d’un tel moment d’incompréhension. Mais même si mon cinéma est très intime, les questions qui m’arrêtent ont toujours à voir avec l’Histoire et la politique et mes films sont finalement perçus comme des films qui affirment des prises de position et non comme des films personnels.

 

Dans votre manière d’aborder intimement des sujets complexes, politique et historiques, pensez-vous au spectateur ?

Je ne préoccupe jamais du spectateur pendant que je fais un film. Je ne montre jamais mes films en cours de montage, sauf à de rares exceptions pour des raisons techniques. Par exemple, lorsque je faisais Une jeunesse allemande, j’ai eu des doutes par rapport à certains éléments historiques qu’il était important de comprendre pour suivre le film. J’ai alors montré des étapes de montages à des spectateurs choisis pour être sûr que la chronologie des évènements soit comprise. Pour moi, je sais qu’un film est terminé lorsque je regarde la dernière version de montage et que je suis ému par ce que je vois. Ce n’est rien de plus que ça. C’est difficile à expliquer  mais à un moment, le film est devenu juste et cela me suffit. Je sais bien ensuite que je ne suis pas un être singulier. Il y a toujours des spectateurs qui sont émus ou questionnés par mes films de la même manière que je le suis moi-même.

 

Comment procédez-vous dans la genèse d’un film ?

Il n’y a pas vraiment de règle même si en général tout commence par la lecture. Pour Une jeunesse allemande notamment, je lisais beaucoup autour des luttes révolutionnaires, surtout sur celles menées dans les années 1960 en Occident. Et un jour, j’ai lu un livre sur l’histoire de la Rote Armee Fraktion [RAF, Fraction Armée Rouge]. En tant que réalisateur, ce qui m’a très vite intrigué, c’était les activités des membres du groupe avant qu’ils ne passent à la clandestinité. Par exemple, Ulrike Meinhof était journaliste, notamment radio et télévision, Holger Meins était cinéaste, Andréas Baader voulait être cinéaste, Gudrun Ensslin a joué dans un film… La question qui a surgit était celle  de savoir comment on passait de la pratique des images à la lutte armée. D’autres projets ont eux pu trouver leur source dans des films ou des images préexistantes comme pour The Devil ou Eût-elle été criminelle… mais ils sont rares.

Ma manière de travailler l’archive passe par un travail de recherches presque universitaire. Je lis énormément pour connaître le maximum de l’histoire que je travaille. J’ai besoin de la comprendre mieux mais lire m’aide aussi à trouver des archives visuelles et à les déchiffrer. En parallèle, je commence le montage assez tôt, même si je n’ai au départ qu’une infime partie des images qui composeront finalement le film. Et je poursuis recherches et montage jusqu’à la fin du film. Les temps d’élaboration des films dépendent à la fois des techniques de montage que j’utilise et de la difficulté ou pas à trouver les archives. Ainsi, quelques semaines ont été nécessaires pour monter The Devil car de nombreux films ont été réalisés sur les Black Panthers et sont accessibles alors qu’il m’a fallut presque dix ans pour faire Une jeunesse allemande. Les films réalisés ou dans lesquels apparaissent les membres fondateurs de la RAF sont en effet à la fois limités et presque inaccessibles.

 

De quelle manière procédez-vous dans la recherche, d’images ? Partez-vous alors avec des idées sur les images que vous aimeriez trouver ?

Il n’y a pas vraiment de règle là non plus. Ça dépend du type d’images avec lesquelles je veux travailler, notamment de leur rareté ou au contraire de leur accessibilité mais aussi de la question des droits d’auteur ou de reproduction. Selon les projets, soit je me débrouille seul, soit je dois effectuer des recherches plus officiellement avec une société de production et une documentaliste, qui va aussi négocier tous les droits auxquelles les images sont soumises. Après, je ne commence jamais un projet sans avoir déjà des images ou des suspicions que des images existent. Un film ne peut advenir des sujets qui me préoccupent que quand ils soulèvent des questions de représentation en plus des questions politiques et historiques. Il y a donc toujours des premières images et ce sont elles qui me font passer d’un intérêt intellectuel pour un sujet donné à un possible projet de films.

 

Vous n’utilisez pas la voix-off dans vos documentaires. Est-ce que le montage suffit à faire récit selon vous ?

Pour être honnête, cette absence de voix-off vient surtout de mon incapacité à écrire et prendre la parole pour énoncer une position personnelle, si tant ait que j’en aurais une. En tant que spectateur, je suis assez admiratif quand j’entends les voix-off de certains films, surtout quand elles arrivent à entremêler politique et poésie, comme savait si bien le faire Chris Marker. Mais je suis très loin d’en avoir les capacités, voire même la sensibilité. Pour autant, cette absence de langage parlé dans mes films documentaires n’est pas un choix par défaut. Dans ces films, c’est le montage qui est le langage premier. En extrayant les images d’archive de leurs lieux d’origine et en les travaillant dans le corps d’un nouveau montage, on finit par mieux comprendre ces images mais aussi ce que l’on cherche au-delà d’elles. Monter permet de préciser puis d’exprimer la ou les questions qui sont à l’origine du film mais qui étaient jusque-là encore assez obscures. En tout cas, un film n’est pas pour moi un espace pour énoncer des certitudes et il me semble, même si je peux me tromper, qu’utiliser une voix-off viendrait contraindre l’ouverture donnée par le montage.

 

Comment travaillez-vous alors pour construire un récit au fil du montage ?

Je passe toujours beaucoup de temps à regarder les images d’archive avant de commencer le montage. Je laisse même parfois passer plusieurs mois entre ce moment où je regarde les images et le montage. En fait, il y a toujours des images qui se révèlent plus fortes que les autres, des images qui marquent plus et que l’on n’oublie pas. Ce sont celles qui deviendront les plus importantes du film à venir car ce sont justement elles qui me poussent à faire un film. À partir de là, une ligne narrative va se déployer. C’est très difficile à expliquer mais un chemin logique se dessine à partir de la masse d’images et conduit à ces images plus fortes. De même, la technique de montage que je vais utiliser pour un film particulier provient à la fois des images elles-mêmes et du chemin qu’elles doivent prendre. Pour prendre un exemple, j’avais collectée des centaines d’heure d’archives filmées sur la Seconde Guerre mondiale pour fabriquer une installation et je voyais alors pour la première fois celles des femmes tondues en France à la Libération. Pour monter le film de cette installation, il fallait que je regarde plusieurs fois ces images terrifiantes. Ce qui n’était que peu agréable. À un moment, je m’étais mis en recul pour réussir à les monter et mon œil s’est alors détaché des femmes elles-mêmes et j’ai découvert l’ensemble de ce que montraient ces images et notamment le public qui se moquait d’elles ou les rabaissait. Quand des mois plus tard, j’ai décidé de faire  Eût-elle été criminelle…  avec ces images, leur composition m’a imposé un montage par fragments et par répétitions. On devait d’abord voir les différentes composantes des images avant de les découvrir dans leur entièreté.  Monter, c’est une traduction d’un regard. C’est traduire comment soi-même, on a regardé les images que l’on redonne à voir.

 

Quelle importance accordez-vous au contexte de ces images quand vous les utilisez ?

Pour chacun de mes films, je donne le moins possible d’informations. J’ai besoin de désenclaver les images que j’utilise, de les sortir de leurs temporalités et de leurs factualités. C’est la seule manière de les ramener dans notre présent. Si j’insistais sur le contexte de ces images, ça les rendrait singulières mais aussi révolues. On pourrait se dire : « Ah oui, c’est terrible mais c’était avant, ou c’était ailleurs. Aujourd’hui, ou ici, c’est différent. », alors qu’au contraire rien n’a jamais fondamentalement changé. Les formes de chaque désastre sont spécifiques mais le désastre lui-même est toujours là, l’inacceptable se perpétue encore et encore. Mes films d’archives sont tout autant des films sur le présent. Après, lorsque je fais un film, j’ai besoin d’en savoir le plus possible sur les évènements dont je m’empare mais aussi sur les images que j’utilise. Même si ça n’apparaît pas dans les films eux-mêmes, chacun d’entre eux est construit à partir de connaissances historiques poussées et aussi précises que possible. Il me paraît primordial non seulement de ne pas faire d’erreur ou de contre-sens historique mais aussi de savoir ce que je fais des images que j’utilise. Ce n’est pas une simple matière que l’on peut mélanger à sa guise. On ne peut travailler l’archive qu’avec étique.

 

Quel intérêt portez-vous à la question de la vérité des images ?

Je n’ai jamais compris les débats autour de la vérité ou au contraire du mensonge qui serait inhérent à l’image ou alors ceux autour de la charge émotionnelle des images. Les images non seulement mentiraient, mais en plus en fascineraient. En fait, si on accuse l’image de mensonge, ça sous-entend que l’image pourrait ou devrait dire la vérité. C’est pour moi d’une naïveté confondante. L’image est depuis le début un langage, c’est un outil qui nous est utile pour essayer de décrire, et donc de maîtriser, le réel, mais comme les autre langages, notamment le langage oral, il est imparfait et lacunaire. L’image est une re-présentation du réel et donc une construction et non un bout brut du réel. Les images n’ont rien à voir avec la réalité ou avec le mensonge, aucune image ne serait plus réelle ou plus neutre qu’une autre. Au mieux, certaines sont plus réalistes que d’autres. Tout cela amène aussi à l’idée idiote que le cinéma documentaire serait du côté du réel et de l’objectivité… Certains spectateurs trouvent d’ailleurs mes films trop construits voire manipulateurs. Mais justement, c’est volontairement que je rends visible le langage que j’utilise, que je rends évident que mes films sont montés. Ce qui est un mouvement très différent de celui de la télévision ou du tout-venant du cinéma de fiction ou documentaire qui invisibilisent le montage pour  faire apparaître ce qu’ils montrent comme logique, réaliste voire objectif.

Qu’est-ce qui vous intéressait da
ns le fait de recréer l’archive dans Nos défaites ?

Quand j’ai commencé ce film, je ne me suis pas posé de question particulière autour des images d’archive et de leurs enjeux. Je suis juste parti de l’hypothèse d’un court-circuit entre des protagonistes apparaissant dans des films tournés à la fin des années 1960 et au début des années 1970 et des jeunes d’aujourd’hui. Qu’est-ce que rejouer des extraits de ces films aujourd’hui pouvait produire ? Qu’est-ce que cela pouvait nous apprendre sur cette époque et sur la nôtre ? Mon idée pédagogique était d’amener ces jeunes lycéens en option cinéma avec qui je travaillais à saisir que faire un film, c’était s’offrir la possibilité de se confronter à ce que l’on ne connaissait pas encore. Que ce soit un événement historique que l’on découvre ou des hommes et des femmes réels issus de milieux différents du nôtre et que l’on va apprendre à connaître en travaillant avec eux. Confronter des lycéens à ces archives éloignées d’eux, leur demander de s’en emparer en les remettant en scène, leurs a permis d’en apprendre autre chose que si je leurs avais simplement montrer. Ils ont dû les incorporer.

 

Qu’est-ce qui définit le genre de vos films ?

Le genre dans lequel va s’inscrire chacun de mes films apparaît logiquement dès les premiers pressentiments qui me poussent à faire chacun d’entre eux. Par exemple, Une jeunesse allemande vient du fait que je voulais voir les images qu’avaient pu produire des jeunes gens avant de basculer dans la lutte armée. Est-ce que ces images pouvaient m’apprendre quelque chose ? Le film ne pouvait donc être qu’un documentaire réalisé avec des images d’archive. Pour Lumières d’été, mon premier désir était de décrire le trajet de quelqu’un va assister au témoignage d’un survivant de la bombe et de montrer ce qu’il peut en apprendre. Il fallait donc que je passe par un personnage et donc la fiction. Celle-ci permet de décrire des états émotionnels et, grâce aux dialogues, d’exprimer des choses plus clairement ou poétiquement, en tout cas différemment, que dans un documentaire.

 

On retrouve au sein de votre travail des groupes thématiques de films, comme ces faux diptyques que constituent d’un côté Une jeunesse allemande et Regarder les morts, et de l’autre 200 000 fantômes et Lumières d’été. Vous prolongez ainsi des obsessions qui prennent des formes différentes.

Il y a en effet quelques sujets sur lesquels je butte et que j’ai travaillé plusieurs fois. Après, il n’y a rien de rationnel, je n’ai pas un plan préétabli de films à faire sur un sujet ou l’autre. Chacun arrive un peu par hasard. Par exemple, je suis tombé sur la nouvelle de Don DeLillo qui s’appelle Baader-Meinhof pendant mes recherches sur Une jeunesse allemande. J’ai beaucoup aimé ce texte car son personnage principal y exprimait clairement des questions qui étaient pour moi alors essentielles, mais encore un peu floues, à propos l’histoire de la RAF et des images qui avaient pu être tirées de cette histoire. En adaptant cette nouvelle, avec Regarder les morts, je pouvais m’exprimer plus directement sur ce que je cherchais en travaillant sur la RAF que je ne pouvais le faire avec Une jeunesse allemande. Pour Lumières d’été et 200 000 fantômes, c’est une histoire différente. Depuis que je suis allé à Hiroshima pour 200 000 fantômes, je ne l’ai jamais quittée. J’y retourne depuis presque tous les ans. À un moment, j’ai ressenti le besoin de décrire ou d’exprimer tout ce que cette ville, et ses habitants, vivants ou morts, avaient pu m’apporter. Je sais aussi que j’ai un autre film à faire sur Hiroshima. Je montre régulièrement 200 000 fantômes dans les collèges et les lycées et je suis effaré que les élèves ne savent rien du nucléaire, ou plutôt je suis effaré qu’on ne leur apprenne pas. Il manque un film pédagogique sur le nucléaire à partir de Hiroshima, il faudrait que je m’y mette un jour.

 

Quelle place occupe justement l’aspect pédagogique dans votre réflexion en tant que cinéaste ?

Quand je fais des films, je ne m’en préoccupe pas du tout. Comme je le disais, je ne pense jamais aux spectateurs quand je fais mes films, du coup je n’ai aucune visée didactique ou aucune volonté de transmettre quoique ce soit. Je sais toutefois que mes films séduisent souvent les adolescents et les jeunes. En plus de la patine contemporaine de ces films, ils apprécient que ceux-ci ne leur assènent ni savoir historique ni jugement moral. Ils se retrouvent libres de se questionner sur ce qu’ils voient. Avec Eût-elle été criminelle… par exemple, je suis toujours surpris de voir les débats en classe après la projection du film. Les élèves discutent souvent vivement entre eux sans que l’on ait besoin d’intervenir. Je trouve ça assez étonnant que ça puisse leur parler à ce point-là. Je sais que je me trompe, mais j’ai toujours le sentiment que les films que je fais ne peuvent parler à personne d’autre qu’à moi.

 

Dans Nos défaites, on entend, cette fois, votre voix qui interroge les lycéens sur les images ou leur rapport au politique dans une position davantage professorale. Comment avez-vous procédé ?

À vrai dire, je ne pensais absolument pas utiliser ma propre voix ni même jouer l’intervieweur. J’imaginais un film plus court dans lequel les élèves allaient se répondre les uns et les autres grâce au montage. Ma voix est finalement restée quand je travaillais sur le montage car sans elle, on aurait eu une espèce de marmelade de demi-réponses flottantes. Ça aurait été irrespectueux pour les élèves et n’aurait pas amené grand-chose aux autres. En la conservant, ma voix permettait de laisser le temps se dérouler, d’entendre la difficulté des questions posées, de voir les lycéens réfléchir et progressivement construire leurs pensées. On m’a plusieurs fois dit que ma voix sonne un peu comme celle d’un prof, pourtant je m’embrouille parfois dans mes questions, je peux avoir la voix qui tremble. Quand je vois le film, ce n’est pas un prof que j’entends mais un adulte qui les interroge avec curiosité et parfois avec surprise. En tout cas, leurs réponses m’intéressaient vraiment, ce n’était pas une interro. Il ne pouvait y avoir ni bonne ni mauvaise réponse.

 

Comment s’est alors établi l’équilibre dans le montage de Nos défaites ?

J’avais une structure de base qui était constituée par les allers retours entre les remakes d’extraits de films préexistants et les interviews, mais le rythme à donner aux interviews n’était pas évident à trouver. Comme certaines réponses sont à côté ou malhabiles, il fallait trouver le temps juste pour chaque bloc d’interview. Il fallait aussi réussir à dresser un portrait collectif malgré des personnalités très différentes. J’ai donc privilégié un rythme de montage assez lent car quelque chose commençait à se produire sur la durée. C’est en donnant du temps à ces interviews que l’on se rendait compte que le problème n’est pas que ces élèves maîtrisent mal les concepts politiques, mais qu’on ne leur a appris ni le vocabulaire politique ni le fonctionnement de notre système politique, et encore moins l’histoire des luttes sociales. Ces élèves ont des idées, des désirs, des réflexions politiques mais ils n’ont pas les mots pour les exprimer clairement.

 

Les différents lycéens qui apparaissent dans Nos défaites sont tous justes lorsqu’ils rejouent les séquences d’archives, mais se pose la question de leur compréhension de ce qu’ils disent. Comment avez-vous appréhendé ce travail avec eux ?

Ce fut ma grande surprise de découvrir lorsque l’on tournait les remakes que tous jouaient très bien. Il y avait toujours quelque chose qui se passait en termes de jeu, il y avait de l’intensité. Lors du tournage, on filmait un remake puis on enchaînait directement avec l’interview de celui ou celle qui venait de jouer. C’est seulement en leurs posant des questions que je me suis rendu compte qu’ils n’avaient pas toujours compris les extraits rejoués. On avait pourtant vu et discuté de tous les extraits en classe, je leur avais expliqué les situations et aussi le vocabulaire employé et eux-mêmes ont choisi les extraits qu’ils voulaient rejouer. J’ai probablement sous-estimé le fait que dans ce cadre d’un film dans un lycée, je prenais un peu le rôle d’un prof, c’est-à-dire de quelqu’un que l’on n’écoute pas forcément… Le fait qu’ils réussissent à jouer quelque chose qu’ils ne comprenaient pas forcément m’a beaucoup rappelait ce que disait Michelangelo Antonioni des comédiens. Il leur demandait d’être « bêtes », je pourrais le traduire pour moi par être « blanc » ou « vierge ». En tout cas, pour lui, être « bête », c’était ne pas avoir d’intention et s’en tenir au scénario sans avoir besoin de l’investir ou de se torturer pour essayer de comprendre le personnage et la situation.

 

Quel travail faites-vous avec les comédiens sur vos films de fictions ?

J’évite autant que possible les discussions avec les comédiens sur le sens du texte ou des situations. C’est très difficile pour moi car j’écris parfois des dialogues ou des situations qui m’intéressent justement parce qu’elles sont troubles ou obscures. Dans Lumières d’été, le personnage de Michiko dit parfois des phrases aussi étranges que compliquées. Akane Tatsukawa, qui jouait le rôle, avait notamment beaucoup buté sur une réplique : « Même les morts résistent comme ils le peuvent à la disparition ». Elle avait besoin de comprendre ce que cela voulait dire mais je ne le savais pas exactement moi-même… Pour moi, cette phrase était simplement juste. J’aime bien voir les comédiens se laisser aller à un texte, à des silences, à des mouvements de manière simple et non investie. Dès qu’il y a un tout petit peu trop d’intention dans le jeu, ça se voit et ce n’est jamais très bon. Mais c’est une vraie difficulté d’amener les comédiens à cet état de simplicité. Ils sont tous différents et ne réagissent pas de la même manière à ce qu’on peut leur demander.

 

Vous parliez d’Antonioni. Quels sont les cinéastes qui vous ont marqué ou influencé ?

De manière générale, beaucoup de cinéastes ont pu me marquer, par contre je ne saurais dire lesquels m’ont influencé. J’évite autant que possible de m’inspirer consciemment de films précédents. J’aime toutefois beaucoup Dziga Vertov, surtout pour son idée d’un cinéma qui ne s’encombrerait pas du théâtre ou de la littérature et existerait en lui-même. L’outil principal d’un tel cinéma serait la technique cinématographique elle-même, notamment le montage. J’aime beaucoup ce désir d’un cinéma assez pur, même si je suis le premier en tant que spectateur et cinéaste à avoir besoin de raconter des histoires, des histoires qui pourraient être écrite ou jouée au théâtre. Chez Vertov, il y aussi le désir d’un cinéma qui soit avant tout politique voire révolutionnaire, et qui ne se contente pas de divertir les spectateurs. Beaucoup l’ont suivi et je reste assez admiratif notamment de ce cinéma politique français des années 1970 dont nous parlions plus haut, notamment celui de Jean-Luc Godard et du groupe Dziga-Vertov, ou celui de Chris Marker et des groupes Medvedkine.

 

En parlant de Jean-Luc Godard, on pourrait aussi évoquer le travail, reposant beaucoup sur le montage, qu’il a réalisé dans les années 1990, notamment autour de ses Histoire(s) du cinéma.

Par chance, quand j’ai commencé à faire des films, j’étais loin d’avoir tout vu. Cela m’a permis de faire des choses que je ne me serais pas autorisé si j’avais eu une culture plus large. À l’époque, je ne connaissais pas ou mal le travail de montage de Jean-Luc Godard, de Santiago Alvarez, de Chris Marker ou encore de Guy Debord. Je n’aurais jamais pu faire Eût-elle été criminelle… si j’avais vu Je vous salue Sarajevo. On n’invente jamais rien. J’ai toujours su que ce que je fabriquais n’était pas nouveau. Même le montage rapide de photographies apparaît à la fin des années 1910... La seule chose que l’on peut inventer, c’est une conjonction singulière entre une technique cinématographique précise et un sujet particulier, mais rares sont les inventeurs de formes ou d’esthétiques nouvelles.

 

Qu’est-ce qui détermine la durée d’un film, court ou long métrage ?

Sur les films avec des images archive, cela dépend du type de montage que je vais travailler et de la matière disponible. Plus le montage est rapide, plus la durée doit être courte. Ça devient vite insupportable si on dépasse les dix minutes. Au contraire, sur Une jeunesse allemande, où le projet était de respecter les extraits et de laisser la place à la parole, ça ne pouvait être qu’un long métrage. Sur les films avec tournage, je suis très mauvais sur les durées, je les sous-évalue souvent. Lumières d’été devait par exemple être un moyen métrage, mais le premier bout-à-bout faisait plus de deux heures. On avait chronométré le film à partir du scénario en français et sur le tournage on a constaté que le même texte traduit en japonais faisait le double du temps… De même, je pensais faire un film de vingt minutes avec Nos défaites alors qu’au final le montage a imposé une forme longue. C’est toujours au montage que je décide la durée d’un film mais tant que je ne le commence pas, je suis incapable d’avoir une vision correcte du film à venir. Surtout qu’au tournage, je me laisse toujours la liberté d’improviser.

 

Comment se trouve par ailleurs la bonne forme de montage ?

Il n’y a qu’en essayant qu’on le sait. Il n’y a pas d’autre solution. Lorsque l’on commence le montage, on est obligé de définir une hypothèse de travail mais il faut souvent finir un premier montage pour savoir si la durée et le rythme sont justes. Et quand ce n’est pas le cas, il faut parfois reprendre tout à zéro. Il n’y a aussi qu’au montage que l’on peut se rendre compte si les images trouvées ou filmées pourront ou pas rentrer dans le film.

 

La musique est importante dans vos films. Comment articulez-vous la création et le montage de vos films par rapport à la musique ?

La musique arrive généralement avant le montage, parce que j’ai besoin d’un rythme, d’une sensation ou d’un sentiment pour avancer. Pour les films avec des images d’archive, la musique permet aussi de contrebalancer la violence du montage et de rendre celui-ci regardable. Un film comme 200 000 fantômes est véloce en termes de montage mais il apparaît pourtant doux, simplement parce que la musique est lente et très peu rythmée. Le choix de la musique est d’ailleurs souvent l’une des choses les plus difficiles à décider. Il y a parfois des évidences, comme La Marseillaise pour Eût-elle été criminelle… mais elles sont rares. Par exemple, pour We Are Winning Don’t Forget, j’avais collecté des milliers d’images de travailleurs et de manifestants mais je n’arrivais pas à commencer le montage. Un jour, je suis allé voir en concert le groupe canadien Godspeed You! Black Emperor, et d’un coup sur un des morceaux joués, le film m’est apparu, toutes ces images que j’avais regardées des jours entiers se mettaient en ordre. Le lendemain, j’ai repris le morceau et j’ai commencé le montage.

 

Vous avez travaillé avec le musicien Michel Cloup, et la pratique du chant revient dans plusieurs de vos films. Quel rapport entretenez-vous à la musique en tant que cinéaste ?

Je suis très jaloux des musiciens, parce que je trouve que la musique est l’art le plus fondamental, le plus puissant. Elle est universelle, on écoute tous de la musique et on peut tous apprécier les musiques de cultures différentes de la nôtre. Probablement parce qu’elle passe par le corps et qu’elle n’a pas besoin de nous raconter quelque chose d’intelligible. Et même en étant abstraite, elle est capable de nous faire ressentir des émotions voire de nous raconter des choses. Le cinéma est très loin d’avoir ce pouvoir là… En tout cas pour moi, la musique est plus qu’un outil. Lorsque je choisis un morceau pour faire un film, ce n’est pas décoratif ou pour boucher les trous. Je travaille le montage de manière musicale comme on écrirait une partition. J’utilise des montées, des descentes, des breaks, je travaille les rythmes, les harmoniques, les contretemps, particulièrement sur mes films à base d’images archive. Dans les films avec tournage, j’ai souvent utilisé le chant et la musique live, ou disons comme en live. Je trouve par exemple que travailler le chant dans des projets documentaires permet d’ouvrir des espaces poétiques singuliers et offre une possibilité à des protagonistes mal à l’aise avec la parole de s’exprimer. Dans tous les cas, quand quelqu’un chante, on l’écoute différemment, de manière plus généreuse.

 

L’Histoire est évidemment au centre de votre travail, particulièrement celle du XXème siècle. Pourquoi cet intérêt permanent pour l’Histoire récente ?

Je viens d’une famille très peu politisée et je me suis rendu compte en devenant adulte que je manquais de savoirs historiques pour comprendre le monde dans lequel je vivais. J’ai donc commencé à m’intéresser à l’Histoire pour combler ces lacunes et puis j’ai découvert des choses sur lesquelles j’ai eu envie de travailler. Pour moi, revenir sur le passé, c’est avant tout un moyen de parler du contemporain. Les sujets qui m’arrêtent sont ceux qui me parlent d’aujourd’hui. Par exemple, quand j’ai découvert les images des femmes tondues que l’on voit dans Eût-elle été criminelle…, elles me parlaient de la France dans laquelle je vivais alors et pas uniquement de la France de 1944. La manière dont la violence s’est exprimée alors n’est plus la même, mais nombreux et nombreuses sont ceux qui subissent encore et toujours des violences inacceptables dont ils ne peuvent se défendre. Les bouc-émissaires n’ont jamais manqué malheureusement. Une jeunesse allemande me permettait d’interroger l’engagement, le passage à la lutte armée, le terrorisme, l’État policier mais aussi le cinéma politique et le rôle des médias. Toutes ces questions ultra-contemporaines se condensaient dans un seul évènement historique qui était celui de la lutte de la RAF.

 

N’arriveriez-vous pas à traiter directement des évènements contemporains ?

Je ne suis pas un cinéaste du présent… Par exemple, quand je vais en manifestation, j’y vais pour manifester et je serais bien incapable de filmer en même temps. D’une certaine manière je suis un cinéaste-monteur comme d’autres sont des cinéastes-filmeurs. J’ai besoin de recul et de temps. Le seul film que j’ai dû faire sur le vif est Song for the Jungle qui a été filmé dans la jungle de Calais. Je ne pouvais y aller qu’une seule journée, et pour moi, la seule possibilité de filmer ce camp qui allait être démantelé, a été de le faire de loin, en plans très larges. Je suis incapable, comme d’autres l’ont fait, de débarquer dans un tel endroit et d’interroger les migrants sur la difficulté de leur vie. J’ai préféré garder ma position : celle d’un l’observateur face à une réalité qui lui échappe.

 

Vous avez fait plusieurs documentaires avec des groupes, de prisonniers, de chanteurs amateurs, de lycéens. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce processus ?

Grâce à Nos jours, absolument, doivent être illuminés, mon premier film en prison qui est également mon premier documentaire filmé, j’ai découvert un nouveau territoire du travail du cinéma. Ce n’est pas inédit, il y a eu de nombreuses expériences de films faits avec des groupes marginalisés, mais en le faisant, j’ai vraiment compris l’importance de telles expériences. Elles nous changent. Faire chacun de ces films m’a permis de passer du temps et de travailler avec des personnes que je ne fréquente pas dans ma vie normale et c’est une vraie chance. Je ne crois pas à une quelconque efficacité politique du cinéma, à part à deux endroits précis : l’accompagnement des films pour en discuter avec les publics, notamment les plus jeunes, et le travail commun que l’on fait avec des groupes. Ce ne sont pas les films finis qui seraient politiques mais le processus qui conduit à leur réalisation. Faire un film nécessite beaucoup de travail et dans le cas de ces films, de discussions. C’est grâce à ce travail commun que l’on apprend les uns des autres mais aussi que l’on bouge tous. On ne sort pas de tels processus comme on y est entré. Personnellement, ça me fait toujours grandir et j’ai l’impression que c’est le cas de ceux et celles que je filme. En tout cas, c’est ce qu’ils m’ont toujours exprimé.

 

Quelle place laissez-vous alors à ces personnes avec qui vous travaillez pour créer des films dont vous êtes toutefois l’unique auteur ?

Ce ne sont effectivement pas des films coréalisés dans le sens où ils seraient le résultat d’une écriture commune. J’arrive toujours dans ces groupes avec l’hypothèse d’un film que je leurs soumets. On peut en discuter, je peux réécrire, mais le film à venir a déjà une forme, une ossature quand on commence le travail. Par contre, je n’ai jamais d’idée du contenu du film lui-même, celui-ci dépend de ceux et celles avec qui ont va faire le film. Par exemple, quand je suis retourné en prison pour réaliser Le jour a vaincu la nuit, j’ai présenté aux détenus les grandes lignes du film. Celui-ci est composé de portraits parlés ou chantés dans lesquels chacun évoque ses rêves ou ses cauchemars, n’abordant la prison qu’à la toute fin du film. J’ai présenté le projet à une cinquantaine de détenus et une quinzaine a décidé de me suivre. On a ensuite travaillé ensemble à partir de ce que chacun voulait raconter et de comment il voulait le faire et on a décidé collectivement de l’agencement des séquences. C’est encore le même processus que j’ai suivi avec les lycéens pour Nos défaites. Ils ont choisi les extraits qu’ils voulaient rejouer à partir d’un corpus beaucoup plus vaste que ce que l’on voit dans le film. Quand on travaille avec des groupes, il ne s’agit pas de les considérer simplement comme des protagonistes ou des comédiens. Même si j’arrive avec un cadre défini, le film ne peut se faire que si ceux et celles qui y participent acceptent ce cadre et s’en emparent, l’investissent.

 

En quoi la question de l’expression est-elle essentielle pour vous ?

Nombreux sont celles et ceux qui n’ont pas accès à la parole publique. Avec ces films, je veux donner à entendre des gens qui n’ont pas d’espace pour se présenter et donc pour défaire la manière dont on les considère. C’est vrai des détenus, mais aussi des « pauvres », des « banlieusards », des « migrants », etc. Autant de gens qui n’ont ni voix ni visage et qui, les rares fois qu’ils sont représentés, le sont soit de manière caricaturale soit avec une commisération de dame patronnesse. Le cinéma est un lieu qui permet de leur donner un espace dans lequel ils peuvent se présenter d’égal à égal.
 

Comment justement leur permettre d’oser s’exprimer, qui est une interrogation présente dans Nos défaites ?

En fait, quand j’ai expliqué le projet aux lycées, je laissais ouverte la question de celui ou celle qui allait mener les interviews. Personnellement, je pensais que la meilleure solution était que ce soit un ou des lycéens qui écrivent et posent les questions. J’étais curieux d’entendre les questions qu’ils pouvaient avoir et qu’ils allaient poser à leurs camarades. Mais aucun d’entre eux n’a voulu s’y coller et quelques jours avant le tournage, ils ont décidé que ce serait finalement mieux si je m’en occupais. J’ai donc préparé les interviews selon chaque extrait rejoué et j’ai prévenu les élèves qu’elles porteraient sur ceux-ci et sur des sujets plus généraux autour de la politique. Comme ils avaient confiance en moi, ils ont fait l’effort de répondre aux questions avec une grande honnêteté et sans user de formules toutes faites. Je leur ai plus tard montré un premier montage du film et je l’ai modifié en fonction de leurs remarques. Aujourd’hui, ils sont très fiers du film et expriment très aisément que leurs réponses correspondent à qui ils étaient à l’époque mais qu’ils ont depuis, notamment grâce au film mais pas seulement, changés et grandis.

 

Dans la dernière partie de Nos défaites, il est directement question d’un évènement contemporain, puisque vous reconstituez la séquence d’interpellation de lycéens filmée par un policier à Mantes-la-Jolie en décembre 2018. Pourquoi avoir fait cela ?

La première partie du film était montée et je considérais le film comme fini mais à la suite des Gilets jaunes, un mouvement de contestation lycéen est apparu et cette séquence a surgi sur les réseaux sociaux et dans la presse. On a beau savoir que la répression policière est féroce depuis quelques années, ce que l’on voit dans cette vidéo est totalement inacceptable. J’ai eu envie de savoir ce que les lycéens avec qui j’avais travaillé en pensaient. Quand je les ai appelés, ils m’ont appris qu’ils bloquaient leur lycée depuis deux semaines, certains de leurs camarades avaient fait de la garde à vue pour un tag et une plainte avait été déposée contre eux. Je leur ai proposé de changer la fin du film en rejouant la séquence de Mantes-la-Jolie et en les interrogeant sur la grève qu’ils étaient en train de faire. Cette fin inattendue ouvre vraiment le film car on voit comment ils ont changé en quelques mois et montre finalement que l’on peut parler tant que l’on veut de la politique, rien de faut la une lutte concrète.

 

Comment faire du cinéma politique aujourd’hui ?

C’est une question difficile car il y a de multiples façons d’y répondre. Le manifeste du groupe Dziga Vertov écrit par Jean-Luc Godard me paraît apporter un éclairage intéressant sur ce que serait le cinéma politique car il affirme qu’il est plus important de faire politiquement des films que de faire des films politiques. Je pense en effet qu’il faut interroger la manière dont on produit concrètement les films quand on parle de films politiques, même si cela n’intéresse personne. Pourtant certains films dit politiques ou engagés sont produits avec des sommes proprement indécentes, mais on n’interroge en fait que le contenu des films voire que leurs sujets. En revanche, certains réalisateurs ou producteurs, plus rares et dont je pense faire partie, essayent de trouver une cohérence entre les films qu’ils font et leurs financements. Le cinéma coûte très cher. Je convertis par exemple toujours les budgets ou les dépenses en SMIC pour mieux me rendre compte de ce que ça représente. Quand on se pose la question de savoir combien de mois de travail en usine coûte une journée de tournage ou un extrait d’archive, tout devient vite trop cher et on évite de demander de l’argent dont on n’a pas besoin. Il faut essayer trouver le système de production le plus juste par rapport aux films que l’on fait et par rapport à sa propre éthique.

J’ai toutefois parfois du mal à voir en quoi le ou la politique se joue dans chacun de mes films. Il y a évidemment les sujets, mais il n’y a pas que ça, un sujet ne suffit pas. Je crois même que la forme est plus importante, ou alors que c’est la jonction entre un sujet et une manière différente et interrogative de l’aborder qui peut faire surgir quelque chose de politique. Je pense que le cinéma politique ne peut l’être qu’en proposant une forme et une façon de voir les choses ouvertes qui contrebalancent celles du cinéma commercial ou de la télévision. Et il faut absolument éviter de flatter sa propre bonne conscience et celle du spectateur. Il n’y a politique que quand il y a désaccord, un film n’est pas là pour confirmer les certitudes des spectateurs.

 

Alors que vous êtes français, vous êtes souvent allé vers l’Histoire d’autres pays, comme l’Allemagne ou le Japon. À quelle envie cela répond ?

Je ne m’intéresse pas plus à l’histoire de France qu’à celles d’autres pays. Du coup, mes films vagabondent d’un pays à l’autre. Et puis, je dois sûrement aimer la difficulté pour travailler avec des langues que je ne comprends pas ! Ce n’est pas que je serais masochiste, mais quand je fais des films, j’aime me confronter à des choses qui m’échappent et qui me forcent à me désaxer. Rentrer dans des langues qui ne sont pas les siennes est un moyen assez radical de sortir de sortir de son mode de pensée habituel. Je ne me sens par ailleurs pas particulièrement français. Le sentiment nationaliste m’échappe complètement et j’ai beaucoup de mal à entrevoir ce que voudrait dire être français. Je voyage beaucoup et je me sens à ma place dans de nombreux endroits de ce monde. Mon cinéma porte forcément cela.

 

À l’image de Lumières d’été, les fantômes sont nombreux dans vos films. Quelle place occupent-ils exactement dans votre travail de création ?

Le cinéma est un art fantomatique et cela se traduit de multiples façons. Par exemple, je suis persuadé que tout ce qu’on traverse quand on fait un film s’y retrouve même si ça n’apparaît pas aux spectateurs. Ce que l’on traverse, ce peut être des sentiments, des savoirs mais aussi des rencontres qui nous ont bouleversés. Les fantômes de ceux et celles que j’ai pu rencontrer au cours de mes lectures ou de visionnages lors de la préparation de mes films sont présents dans ceux-ci. D’ailleurs, quand on travaille sur l’archive, on crée des courts circuits, on ramène dans le présent des images, des corps, de temps révolus. Surtout qu’on ne ramène du passé que des choses qui nous apparaissent encore problématiques, non résolues. D’un côté, on ressort les fantômes des placards, mais en faisant s’interpénétrer deux temps dans un même film, on crée de nouvelles énigmes, de nouveaux fantômes.

 

Cette question de l’invisible lié à l’archive peut justement renvoyer à la difficulté de trouver certaines images. Comment cela vous stimule-t-il ?

On ne peut faire qu’avec ce que l’on trouve et ce que l’on ne trouve pas. Il y a toujours une part de fantasme et d’entêtement lors de la recherche d’images d’archive, et évidemment certaines images n’existent pas ou ont disparues. Ces images manquantes restent pourtant fondamentales et aident à construire les films. Par exemple, sur Une jeunesse allemande, je me suis rendu compte assez tôt qu’il n’y aurait jamais d’image du passage à l’acte. Les membres de la RAF n’ont alors produit aucune image car passer à l’acte signifie agir concrètement et abandonner ses outils d’expression précédents. Il y a un trou noir que les membres de la RAF n’ont pas documenté et qui existe donc aussi dans Une jeunesse allemande.

 

Comment procédez alors face à ces images manquantes ?

Les images sont du côté de la magie, elle servent d’outil de savoir et de maîtrise du monde mais aussi permettent d’intercéder entre le vivant et le mort. Pour éviter de se confronter à l’insaisissabilité inhérente des images, on s’en protège en les renvoyant à une simple représentation de la réalité, plus ou moins objective ou poétique. Mais dès que l’on commence à travailler les images pour ce qu’elles sont, on ne peut faire qu’avec le manque, l’incomplétude, l’absence et surtout avec cette faille qu’ouvre toute image vers la mort. Il faut faire sortir les fantômes des images. Et là, je ne parle pas seulement des films d’archive mais aussi du cinéma de fiction. Sur ce point, je trouve les derniers films de Bertrand Bonello vraiment impressionnants. Nocturama et Zombi Child sont des grands films sur l’absence et la mort, aussi forts que peuvent l’être les films d’Apichatpong Weerasethakul. La fiction peut avoir un pouvoir étonnant car elle passe par l’incarnation et par la maîtrise du temps. Nocturama et Zombi Child sont des énigmes posées face aux spectateurs, libres à eux de s’y perdre ou pas. Cette liberté est rare et précieuse. Qu’elle manque cruellement dans le cinéma contemporain en dit beaucoup sur notre époque.

 

Entretien réalisé par Mathieu Champalaune en août 2019 par mail
Réplique, n°13
Octobre 2019